-La moto de Renaud-
On a tous eu un copain un peu bête.
On l’a tous été aussi …Enfin ,un peu…
C’est ce qui arrive parfois lorsque l’on est pas encore tout
à fait un grand garçon, et que l’on
est plus tout à fait non plus un bébé : à l’école maternelle…
Mon copain foufou à moi , c’était Renaud …Ses grosses
lunettes en plastique rouge lui glissaient en permanence sur le bout du nez et
grossissaient ses gros yeux bleus
déjà gigantesques .Ca lui donnait un air hystérique.
Tous les matins , avec les garçons de ma classe , nous
avions pris l’habitude de nous rejoindre tout au fond de la cours de l’école ,
à l’exact opposé du portail d’entrée .
Dans la
froidure matinale , nous nous
serrions les uns contre les autres , adossés au « grand mur du fond ».
La boule au ventre
, le cœur encore lourd de
la fraîche et cruelle séparation d’avec nos mamans , nous attendions là , à
parler de je ne sais quoi.
Qu'elle était loin notre maison !Pourquoi avions nous dû
la quitter ? Que faisions-nous
ici ?Nous ne le
savions pas vraiment.
La seule certitude que nous avions alors était qu’une
nouvelle et interminable journée s’étalait devant nous.À perte de vue.
…Pourvu que la maîtresse ne nous gronde pas trop
aujourd’hui...Pourvu qu’elle soit gentille…
Et puis soudain ,
Renaud arrivait…
On l’apercevait , tout là-bas , derrière le grand portail
vert , il gesticulait.Il trépignait d’impatience sous son gros cartable ,il
crevait d’envie de nous rejoindre .
Il esquissa un bisou humide à sa maman…Il nous avait repéré.
-« VrRRrRRrRRROOOUMMMMM »…Ca y est…Notre copain à
lunette avait une nouvelle fois
enfourché sa moto…
Une moto invisible mais bruyante dont le pot d’échappement
se situait , non pas à l’arrière , mais bien à l’avant , au niveau de sa
bouche…Un pot d’échappement qui
crachotait d’abondants postillons…
Il en était inlassablement ainsi , tous les matins.
Puis il nous fonçait littéralement dessus ,plein gaz , visiblement très content de nous revoir
enfin…
Marque pudique d’affection à notre égard ?Lui
avions-nous manqué à ce point depuis la veille ?
Au souvenir de son enthousiasme démesuré ce jour-là , j’en
déduis que nous devions certainement être un lundi…Le week-end avait dû être long pour lui
, et sa moto postillonnait de plus
belle , toujours plus fort à mesure qu’il se rapprochait .Mais quand allait-il
enfin ralentir ?!!
Fut-ce une maladresse de sa part ?Une geste
délibéré ?Un accès d’amour fraternel excessif à mon égard ?
Ou ses freins avaient-ils tout simplement lâchés ?
Je ne le sus jamais.
Toujours est il que Renaud et sa moto transparente ne
s’arrêtèrent pas.
Je vis le visage de Renaud , le sourire de Renaud , l’œil de
Renaud , la pupille de Renaud , l’iris de Renaud , je me tournai contre le
grand mur du fond lorsque mon super copain me percuta avec sa super moto.
« PAM ».
Ma tête cogna le crépis du mur , dur et froid comme de la
glace.
Cut.
Silence…
Pause
…
Je me demande si j’ai pleuré ce jour-là.
Quoi qu’il en soit j’étais en état de choc.Tout le monde me
regardait.Toute la cour de récré semblait s’être arrêté de chahuter et n’avait
d’yeux que pour moi…
J’étais devenu important…Je n’avais plus rien d’anonyme…
J’étais le petit garçon qui s’était cogné la tête sur le mur
du fond.
J’avais mal …De
grosses gouttes de sang
maculaient le sol d’épaisses
taches sombres à intervalles réguliers…
C’était du sérieux...
J’allai avoir un traitement de faveur.
Mes copains ne disaient rien , tout le monde restait
interdit , stupéfait , impressionné par le sang , qui sait ?
Seule une petite fille
,( peut -être avait elle des couettes , je ne sais plus )vint vers moi , me prit par la main pour me rassurer d’un air doux, avant de me
conduire jusqu’à la maîtresse.
J’ai eu deux ou trois points de suture et un fantastique
pansement sur le front.Mon père est venu me chercher et m’a conduit chez ma
grand-mère.
On me dispensa d’école et l’on m’offrit même un nouveau big Jim , sans doute pour me
consoler.
Mais je n’étais pas triste.J’étais une sorte de petit héro,
un vaillant petit convalescent ,l’objet de tout un tas de petites attentions.
Plus d’une fois en me peignant devant le miroir de la salle
de bain , je pris les fils qui refermaient ma plaie pour des cheveux et tirai
dessus…
-« Aïe »…
Mais à part ce petit désagrément , mon lundi avait tout d’un
jour férié.
Je pouvais à nouveau jouer dans mon jardin , loin du tumulte des cours de récréations
et des motos baveuses ,je
pouvais m’inventer de formidables
aventures , rien que pour moi !
J’aime à penser que c’est cette blessure frontale qui contribua à ouvrir mon troisième œil ,
celui de l’imaginaire.
Et que c’est peut-être un peu grâce à elle que j’ai pu approfondir ma vision des mondes où
tout est permis.
Si le personnage de mes BD , « Billy Brouillard »
a un pansement sur le front , et s’ il possède le fantastique don de
« Trouble-vue » , je crois que c’est un peu à la
moto de mon copain « Renaud le binoclard » qu’il le doit.
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